Ce texte a pour intention de caractériser les directions principales que prend aujourd’hui le Venezuela dans la recherche et les tentatives de construction d’un projet contre-hégémonique. Tout en faisant ressortir quelques-uns des principaux points faibles et tensions dans ce projet de changement, il ne s’agit ni de faire un bilan général de sa cohérence, de ses erreurs et de ses limites, pas plus que de sa viabilité. Il s’agit bien plus de chercher à identifier les lignes de force de cette construction en partant des déclarations de ses protagonistes, de ses principaux textes politiques et des orientations dominantes des politiques publiques. Ce texte se veut une contribution aux questions en débat, sans prétendre appréhender si ce n’est partiellement un ensemble complexe de thèmes et de problèmes dont le mouvement permanent nécessiterait de plus amples niveaux de suivi et d’investigations. Il s’agit plus d’apporter des éléments à la discussion que de tirer des conclusions.
Dans un contexte global post-Mur de Berlin, caractérisé par l’absence d’alternatives claires au modèle capitaliste néolibéral hégémonique, il ne faut pas s’étonner de l’absence dans la Venezuela actuel d’un projet alternatif caractérisé, propre au pays. Les propositions concernant la sphère politique sont plus claires que celles qui se rapportent au modèle économique. Les valeurs qui orientent le processus ne suffisent pas à constituer un projet organique ou stratégique qui serait l’émanation de la volonté du pays. Dans le discours de Chávez comme candidat et au début de sa présidence, l’accent était mis sur le « populaire », le « national », « la souveraineté », « l’équité », « la démocratie participative », « la critique du capitalisme sauvage », et du « néolibéralisme » ainsi que sur le rejet d’un monde unipolaire et la priorité des relations avec les pays du Sud, en particulier ceux d’Amérique latine. Des questions restent cependant ouvertes : en quoi consisterait un projet contre-hégémonique viable dans le monde actuel ? Dans la recherche de plus grandes marges d’autonomie nationale ? Dans le retour à une politique de développement à outrance et de substitution aux importations ? Dans un modèle de développement endogène ? Dans un Etat providence ? Dans un projet anti-néolibéral à l’intérieur du capitalisme ou dans un projet anticapitaliste ? [1].
Quand Chávez a remporté les élections et s’est installé à la présidence de la République, le gouvernement ne disposait ni d’un corps idéologique ou doctrinal systématique, ni de lignes directrices claires qui auraient pu constituer un projet pour le pays dans les principaux domaines, ni d’organisations politiques en mesure de suppléer de manière adéquate à ces carences. Dans la terminologie des distinctions classiques entre gauche et droite, le projet dans ses phases initiales était hétérogène et contenait des positionnements qu’on pouvait cataloguer comme l’expression du traditionnel nationalisme militaire de type conservateur.
C’est la raison pour laquelle, si on veut analyser le processus vénézuélien en tant que recherche d’alternatives aux hégémonies du monde actuel, il est nécessaire, non pas tant d’étudier de manière détaillée les documents doctrinaux fondateurs de ce projet politique, mais bien plutôt comment à partir d’hypothèses initiales assez générales, sont en train de se dessiner, dans le processus de la confrontation politique et dans l’expérience de gouvernement, les principales directions de ce processus de changement. Dans la confrontation politique et dans la rupture de certains secteurs à l’égard du projet, des positions ont été délimitées, définissant des cours et des réponses face aux conjonctures critiques successives qui se confrontent.
Les définitions initiales du projet de changement bolivarien, et la référence réaffirmée au dénommé « arbre aux trois racines » ont, avant tout, un contenu symbolique, destiné à donner un sens intégrateur et reconstructeur de l’histoire nationale et continentale, plutôt qu’à proprement parler des contenus au projet politique ou économique pour le pays [2]. Le rôle prépondérant qu’ont joués les militaires dans l’ensemble du processus a associé à l’idée bolivarienne la notion de l’unité civico-militaire. Cette forte composante militaire, en plus du caractère unipersonnel du leadership, a motivé le rejet, par certains secteurs intellectuels vénézuéliens traditionnellement identifiés à gauche, d’un projet qu’ils ont caractérisé soit comme un populisme militaire de type ou à tendance autoritaire, soit comme un néopopulisme libéral.
1. La priorité initiale : le changement politico-institutionnel
Au cours des deux premières années de gouvernement, la priorité a été donnée au changement institutionnel, au passage de la Quatrième à la Cinquième République. Le jour même de son entrée en fonction comme Président de la République en janvier 1999, Chávez annonça l’organisation d’un référendum de consultation de la population sur la convocation d’une assemblée constituante. Quelques mois plus tard il obtint une large majorité à la consultation référendaire puis à l’Assemblée constituante ce qui, ajouté au poids prépondérant de son leadership personnel, le plaça en situation d’influer fortement sur l’orientation de la nouvelle Constitution, qui était alors sujet à polémique, y compris au sein de ses propres supporters, en particulier sur la question du changement du nom de pays en République bolivarienne du Venezuela.
La convocation de l’Assemblée fut lancée avec quelques insuffisances notoires. L’exposé des motifs d’une nouvelle Constitution la formulait comme un acte symbolique de « refondation de la patrie », en remplaçant celle corrompue des quarante années écoulées par une nouvelle, la Cinquième République. Elle n’était pas l’aboutissement d’un projet politique, produit des luttes et confrontations préalables, à partir desquelles auraient été élaborées les lignes politiques centrales du pays que l’on prétendait construire. Il n’était pas clairement ressorti du débat politique précédant la convocation de l’Assemblée constituante, quels étaient les principaux problèmes du pays qui trouvaient leur origine dans la Constitution de 1961, ou dont la résolution passait par une nouvelle Constitution.
Les très hauts niveaux de popularité du gouvernement d’Hugo Chávez et le soutien quasi-général à la convocation d’une Assemblée constituante représentaient une opportunité exceptionnelle pour convertir cette constituante en un large processus participatif de réflexion et d’apprentissage commun sur les questions du pays : le pouvoir, la propriété, le marché, l’Etat, l’égalité, la justice et la démocratie. Cette opportunité s’est réduite à l’établissement d’une brève période de discussion et d’élaboration du nouveau texte constitutionnel, de 6 mois, ramenée à 3 mois par la volonté expresse du Président. Bien qu’il y ait eu dans les médias une large diffusion du débat d’opinion, avec des transmissions en direct des discussions de l’Assemblée constituante à la radio et à la télévision, les possibilités d’organisation et de participation populaire sur le débat constituant ont été sévèrement restreintes par le rythme accéléré de sa réalisation [3].
En dépit de ces limitations, le contraste est significatif entre le projet du pays esquissé dans ce texte et l’orthodoxie néolibérale qui domine dans la majeure partie du continent. Ce contraste ressort autant de dispositions qui ratifient (ou approfondissent) des contenus de la Constitution antérieure, que de nouvelles dispositions. Le nouveau texte constituant garantit la liberté économique [4] et la propriété privée [5] en même temps qu’il définit les responsabilités claires et centrales de l’Etat dans la politique commerciale de défense des industries nationales [6]. Il réserve à l’Etat l’activité pétrolière et d’autres à caractère stratégique [7], et lui assigne un rôle directeur dans le développement d’une agriculture soutenable et en matière de sécurité alimentaire [8]. Les garanties édictées par le texte constitutionnel en ce qui concerne les droits économiques, sociaux, en particulier les droits à la santé, à l’éducation et à la sécurité sociale sont tout aussi significatives [9].
Les chapitres se rapportant aux droits humains ont repris toutes les principales propositions des organisations vénézuéliennes des droits humains qui, en accord avec la principale d’entre elles, le Programme vénézuélien d’Education-Action pour les Droits humains (PROVEA Provea Programa Venezolano de Educación-Acción en Derechos Humanos (Provea), principale organisation vénézuélienne de défense des droits humains, créée en 1988. ), sont les suivantes :
- intégration dans la Constitution des traités sur les droits humains ;
- exclusion de la justice militaire (source historique d’impunité) pour juger des infractions en matière de droits humains ;
- imprescriptibilité des violations graves aux droits humains ;
- interdiction d’octroyer une grâce ou l’amnistie aux personnes ayant violé les droits humains ;
- obligation étatique d’enquête et de sanction des infractions aux droits humains ;
- reconnaissance de la légitimité de dénoncer l’Etat devant les instances internationales de protection des droits humains et obligation de l’Etat de faire exécuter les décisions de ces instances ;
- obligation de l’Etat de réparer les préjudices causés aux victimes de violations des droits humains ;
- prohibition expresse de la disparition forcée de personnes ;
- progressivité en matière de droits sociaux ;
- reconnaissance des droits originaires des peuples indigènes ;
- reconnaissance de nouveaux droits (comme celui à un environnement sain, les droits des personnes ayant des besoins particuliers, entre autres) ;
- reconnaissance des droits et intérêts collectifs et diffus ;
- reconnaissance de la possibilité d’effectuer un service social distinct du militaire ;
- création d’une Cour constitutionnelle comme juridiction suprême ;
- création du Défenseur du peuple (connu aussi comme Défenseur des droits humains) ;
- création du Comité de candidatures judiciaires ;
- excellente régulation des « Etats d’exception » ;
- Inclusion des questions fondamentales relatives aux droits humains dans les dispositions transitoires [10].
De la même façon, une toute aussi large couverture est attribuée aux droits des peuples et communautés indigènes :
« L’Etat reconnaît l’existence des peuples et communautés indigènes, leur organisation sociale, politique et économique, leurs cultures, us et coutumes, langues et religions comme leur habitat et leurs droits coutumiers, les terres ancestrales que traditionnellement ils occupent, nécessaires pour développer et garantir leur mode de vie [...] ». Article 119.
« L’exploitation des ressources naturelles sur le territoire des habitats indigènes par l’Etat se fera sans léser leur intégrité culturelle, sociale et économique, et elle est sujette préalablement à l’information et à la consultation des communautés indigènes concernées. Les bénéfices tirés de cette exploitation par les peuples indigènes sont assujettis à la Constitution et à la loi. » Article 120.
« Les peuples indigènes ont le droit de maintenir et de développer leur identité ethnique et culturelle, vision du monde, valeurs, spiritualités, lieux sacrés et culte. L’Etat encouragera la valorisation et la diffusion des manifestations culturelles des peuples indigènes, lesquels ont droit à une éducation propre et à un régime éducatif de caractère interculturel et bilingue, répondant à leurs particularités socioculturelles, valeurs et traditions ». Article 121
« Les peuples indigènes ont droit à une protection sanitaire qui tiendra compte de leurs pratiques et cultures. L’Etat reconnaît leur médecine traditionnelle et les thérapies complémentaires avec obligation de respecter les principes bioéthiques ». Article 122.
« Les peuples indigènes ont le droit de maintenir et de promouvoir leurs propres pratiques économiques basées sur la réciprocité, la solidarité et les échanges ; leurs activités productives traditionnelles, leur participation à l’économie nationale et à définir leurs priorités [...]. Article 123. »Est garantie et protégée la propriété intellectuelle collective des connaissances, techniques et innovations des peuples indigènes. Toute activité en relation avec les ressources génétiques et les connaissances associées à ces derniers procureront des bénéfices collectifs. Est interdit le prélèvement des impôts sur ces ressources de connaissances ancestrales« . Article 124. »Les peuples indigènes ont droit à la participation politique. L’Etat garantit la représentation indigène à l’Assemblée nationale et dans les corps délibérants des institutions fédérales et locales ayant des populations indigènes, conformément à la loi« . Article 125. »La langue officielle est le Castillan. Les langues indigènes sont aussi d’utilisation officielle pour les peuples indigènes et doivent être respectées dans tout le territoire de la République, afin de constituer le patrimoine culturel de la Nation et de l’humanité". Article 9.
Le changement le plus significatif de la Constitution de 1999 comparée à celle de 1961, se situe peut-être dans la large gamme de nouvelles formes de participation qui définissent un régime politique combinant les formes traditionnelles de la démocratie représentative libérale (séparation des pouvoirs et élection des pouvoirs exécutifs et législatifs aux niveaux municipaux, étatiques et nationaux) avec des formes de démocratie directe, « participative et protagoniste ».
« Article 70. Constituent des moyens de participation et d’élection du peuple pour l’exercice de sa souveraineté politique : l’élection aux charges publiques, le référendum, la consultation populaire, la révocation du mandat, l’initiative législative, constitutionnelle et constituante, la session ouverte, l’assemblée de citoyens et de citoyennes dont les décisions seront d’un caractère inaliénable, entre autres ; en matière sociale et économique, les instances de contrôle citoyen, l’autogestion, la cogestion, les coopératives sous toutes les formes y compris celles à caractère financier, les caisses d’épargne, l’entreprise communautaire et autres formes associatives guidées par les valeurs de la coopération mutuelle et de la solidarité. La loi établira les conditions pour le fonctionnement effectif des moyens de participation prévus dans cet article ».
Ces modalités de participation sont spécifiées de manière additionnelle dans les termes suivants :
- Réalisation de référendums consultatifs dans les « matières de droit international »... ainsi que dans « les matières particulières, municipale, communale, étatique »... (Article 71
Article 71
Les matières de droit international pourront être soumises à référendum consultatif sur l’initiative du Président (e) de la République en Conseil des Ministres ; après accord de l’Assemblée Nationale, approuvé par un vote à la majorité de ses membres ; ou à la demande d’un nombre qui ne saurait être inférieur à dix pour cent des électeurs et électrices du registre d’état civil et électoral.
Pourront, également être soumis à référendum consultatif les matières particulières, municipale, communale et étatique. L’initiative est du ressort de l’Assemblée Communale, du Conseil Municipal et du Conseil législatif, avec l’accord des deux tiers de sa composante ; le maire, homme ou femme, et le gouverneur ou la gouverneur de l’Etat ou à la demande d’un nombre qui ne peut être inférieur à dix pour cent du total des inscrits dans la circonscription correspondante. ). - « Toutes les charges et magistratures de l’élection populaire sont révocables » par la voie de la convocation d’un référendum révocatoire Référendum révocatoire La Constitution de 1999 (art. 72 CRBV) a introduit le mécanisme de référendum révocatoire. Selon une procédure précise, les citoyens peuvent convoquer un référendum révocatoire contre tout élu arrivé à la moitié de son mandat . Un tel référendum a eu lieu contre le Président Chavez en 2004. Il l’a emporté. Celui que voulait organisé l’opposition en 2016 a été annulé pour de supposées fraudes lors de la phase de collecte de signatures. une fois écoulée la moitié du mandat de l’élu (Article 72).
- « Seront soumis à référendum les projets de loi en discussion à l’Assemblée nationale, sur la décision d’au moins les deux tiers des membres de l’Assemblée... » (Article 73).
- Référendum d’abrogation partielle ou totale de lois (Article 74).
- [...] « Le fonctionnement de la Municipalité dans le cadre de ses compétences, s’accomplit en incorporant la participation citoyenne dans le processus de définition et d’exécution de la gestion publique et dans le contrôle et l’évaluation de leurs résultats, sous une forme effective suffisante et appropriée, en conformité avec la loi [...] » (Article 168).
2. Orientations initiales de la politique économique
En dehors de la notoire exception de la politique pétrolière, il n’y a eu dans les premières années gouvernementales aucune proposition complète de modèle de développement ni une politique économique à la hauteur du radicalisme du discours politique.
Dans le secteur pétrolier des réorientations fondamentales furent engagées dès le début. La politique d’augmentation de la production, qui sous la priorité d’augmenter la participation au marché, avait contribuée significativement à l’effondrement des prix pétroliers d’ensemble, a été révisée de manière radicale. Des initiatives internationales ont été prises avec les pays exportateurs membres de l’OPEP OPEP Organisation des pays exportateurs de pétrole. Regroupe 11 pays : Algérie, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Indonésie, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigeria, Qatar, Venezuela. ainsi qu’avec d’importants exportateurs non-membres de cette organisation, ce qui a eu des incidences immédiates et efficaces tant en ce qui concerne le renforcement de l’OPEP que la politique de restriction de l’offre et le redressement des prix du pétrole. Parallèlement, le processus d’ouverture pétrolière qui faisait partie de la stratégie de privatisation de la gestion de Petroleos de Venezuela, a été suspendu. Les premières mesures furent également prises pour reprendre le contrôle de la direction de la politique pétrolière et des orientations stratégiques de l’entreprise qui, au cours des années antérieures, avait acquis des niveaux croissants d’autonomie [11].
Néanmoins, en l’absence d’un projet de réalisation global, qui servirait pour orienter de manière effective la politique économique dans différents domaines, on trouve des orientations variées, y inclus certaines qui peuvent correspondre à des propositions stratégiques divergentes.
Etant donné la profondeur de la crise économique et budgétaire, les orientations fondamentales des politiques macro-économiques sont assez orthodoxes, en donnant la priorité aux équilibres macro-économiques et au contrôle de l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donné. [12]. Malgré le discours politique insistant sur la nécessité de réviser et de renégocier la dette extérieure, cette dernière est payée « rubis sur l’ongle ». Etant donné cette capacité de paiement, il n’y a pas eu lieu de solliciter de nouveaux prêts au FMI, évitant ainsi de nouvelles négociations avec cet organisme et les conditions et contrôles en résultant [13]. Dans des occasions répétées le président Chávez s’est réuni avec des investisseurs étrangers, les exhortant à investir au Venezuela, leur garantissant la sécurité juridique et la stabilité politique. Les exemples les plus remarquables de décisions économiques qui expriment une continuité avec les politiques néolibérales figurent dans deux normes juridiques de la première époque gouvernementale : la Loi sur la promotion et la protection des investissements [14] et la Loi organique des télécommunications [15], que les investisseurs internationaux ont cité en exemple d’ouverture et de transparence.
Un des documents dans lesquels apparaissent le plus nettement les difficultés pour formuler des directives économiques cohérentes avec les orientations politiques et sociales du processus de changement est Lineas Generales de Plan de Desarrollo Economico y Social de la Nacion 2001-2007 [16]. Dans ce document structuré autour de l’objectif d’atteindre l’équilibre dans cinq grands domaines (économique, social, politique, territorial et international), l’équilibre économique est défini comme suit :
« Dans la période 2001-2007, seront assises les bases d’un modèle productif capable de générer une croissance auto-soutenue, de promouvoir la diversification productive et d’atteindre la compétitivité internationale dans un contexte de stabilité macro-économique, ce qui facilitera une réinsertion profonde et diversifiée dans le commerce international globalisé ».
Une fois de plus l’insistance est portée sur la priorité du développement extérieur et des exportations dans le modèle qui est proposé pour le Venezuela :
« ...une source additionnelle de recettes fiscales sera nécessaire, laquelle sera dérivée des nouvelles branches agricoles, industrielles et de services privés, lesquelles configureront une nouvelle économie d’exportations massives de biens et services qui, au lieu de livrer l’économie nationale à l’excessive dépendance d’exportations de produits bruts et raffinés d’origine pétrolière, augmenteront substantiellement les ressources fiscales non pétrolières. Le soutien à la croissance économico-sociale exigera d’ajouter, au moteur du développement qui actuellement se concentre sur le produit pétrolier, de nouvelles branches de production agricole, industrielle et de services capables de générer un fort courant d’exportation sur les marchés globalisés, tout en satisfaisant les demandes essentielles du marché intérieur ».
Il n’est pas surprenant qu’à la lumière de ces politiques de nombreux analystes critiques du processus parvinrent à la conclusion que l’orientation économique était fondamentalement néolibérale [17].
Les patrons vénézuéliens et les marchés financiers ont une autre opinion, prenant plus en compte le discours politique que les énoncés de politique économique : le risque-pays [18] augmente [19], il en résulte une fuite massive de capitaux d’une ampleur historiquement inégalée [20]. Il se produisit une sévère contraction de la formation de capital fixe dans le secteur privé, entraînant une réduction de 15% pour l’année 1999 et de 18,7% pour l’année 2002. Ces baisses ne sont pas compensées par la formation de capital fixe public qui au cours de ces deux années vont baisser encore plus, de 18% et de 26% respectivement [21]. Durant les quatre premières années de gouvernement (1999-2002), la formation brute de capital fixe en pourcentage du produit intérieur brut
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
baissa en moyenne de 15%, à comparer avec la moyenne de 17,5% de baisse des quatre années précédentes (1995-1998) [22]. Ces chutes de l’investissement ont contribué à celle du produit intérieur brut, de 7,4% pour l’année 1999 jusqu’à 12,6% pour l’année 2002 [23]. Le taux de chômage, qui était de 11,8% au second semestre 1998, atteignait 16,2% au second semestre 2002 [24].
3. Premier moment d’inflexion : la Loi habilitante
Le premier fait marquant pour tenter de faire converger le discours politique et la proposition économique date du mois de novembre 2001, avec l’approbation de la Loi habilitante. De l’ensemble des 49 lois approuvées dans le cadre de la Loi habilitante [25] ressort en premier lieu les lois dont l’objectif principal est la démocratisation de la propriété et de la production. Il y a diverses lois qui ont pour finalité le financement ou la promotion de modalités économiques alternatives aux organisations de caractère patronal. Il convient de souligner en ce sens : la recherche d’une réorientation des instruments de financement du secteur public destinés à financer le développement économique et social [26] ; l’aide aux petites et moyennes entreprises [27] ; la création d’un système de micro-crédits [28] ; le Fondo Único Social [29] ainsi que le soutien aux formes alternatives de propriété et d’organisation de la production, comme les coopératives [30].
Parmi ces lois, trois d’entre elles suscitèrent de fortes polémiques et des réactions négatives de la part des milieux patronaux, et en général de l’opposition politique : la Loi sur la pêche et l’aquaculture, la Loi sur la terre et le développement agraire, et la Loi organique sur les hydrocarbures.
La Loi sur la pêche et l’aquaculture a pour intention de garantir « l’exploitation responsable et soutenable des ressources hydrobiologiques, en prenant en considération leurs aspects biologiques, technologiques, économiques, de sécurité alimentaire, sociaux, culturels, environnementaux et commerciaux appropriés ». La priorité est attribuée à la « demande du marché national » et à la protection des « installations et communautés de pêcheurs artisanaux, ainsi qu’à l’amélioration de la qualité de vie des petits pêcheurs » et à la protection des « lieux de pêche des pêcheurs artisanaux, dans les eaux continentales et à proximité de la côte maritime ». Elle favorise « l’application de pratiques responsables qui assurent la gestion et l’exploitation efficaces des ressources aquatiques vivantes en respectant l’écosystème, la diversité biologique et le patrimoine génétique de la nation ». Elle définit comme « propriété de l’Etat les ressources hydrobiologiques qui se trouvent en permanence ou occasionnellement sur le territoire national et dans les zones sous la souveraineté de la République ». Elle fixe des restrictions à la pêche industrielle, et réserve en « exclusivité aux pêcheurs artisanaux traditionnels » une large gamme d’activités d’exploitation des ressources de pêche [31].
La Loi sur la terre et le développement agraire
Elle a pour objet d’établir les bases du développement rural intégral et soutenable, considéré comme le moyen fondamental pour le développement humain et la croissance économique du secteur agraire dans le cadre d’une juste distribution de la richesse et d’une planification stratégique, démocratique et participative, qui élimine la grande propriété en tant que système contraire à la justice, à l’intérêt général et à la paix sociale dans les campagnes, qui assure la biodiversité, la sécurité agro-alimentaire et la validité effective des droits à la protection de l’environnement et agro-alimentaire des générations présentes et futures.
Partant de la reconnaissance de la propriété privée elle pose des limitations qui se fondent tant sur le droit des paysans à la terre que sur l’objectif constitutionnel de la sécurité alimentaire et se fixe comme but l’élimination de la grande propriété.
Est déclarée d’utilité publique et d’intérêt social, par les effets du présent décret-loi, l’élimination de la grande propriété qui est contraire à l’intérêt social dans la campagne, en conformité à l’article 307 de la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela. En ce sens, l’Institut national des terres (INTI) procédera à l’expropriation des terres privées qui seraient nécessaires à l’aménagement soutenable des terres à vocation agricole, pour assurer leur potentiel agro-alimentaire, et se trouvera subrogé dans tous les droits et obligations qui en conformité avec le présent décret-loi puissent correspondre à la République.
L’Institut national des terres a le droit de récupérer les terres lui appartenant qui se trouvent occupées illégalement ou illicitement.
[Les terres privées] demeurent sujettes à l’accomplissement de la fonction sociale de la sécurité agro-alimentaire de la Nation. En ce sens, elles doivent soumettre leur activité aux nécessités de production de produits alimentaires en accord avec les plans de sécurité agro-alimentaire établis par l’Exécutif National.
Cette loi rappelle le droit des paysans à la terre, ainsi que la valeur de la petite exploitation comme modalité productive.
La petite exploitation agricole est reconnue comme source historique de la biodiversité agraire. L’exécutif national favorisera, dans ces zones développées par des petits paysans, la recherche et la diffusion des techniques ancestrales de culture, le contrôle écologique des fléaux, les techniques de préservation des sols et la conservation des thermoplasmales en général [32].
Sur la base de ce qui était envisagé dans le texte constitutionnel, la Loi organique sur les hydrocarbures est venue préciser un ensemble de normes concernant la principale industrie du pays en définissant des orientations radicalement contraires à l’orthodoxie libérale de la majorité du continent, qui servait également de support à la politique pétrolière qui s’était imposée dans le pays sous les gouvernements précédents. De ces orientations, il en est cinq qui revêtent une importance particulière. En premier lieu, il y a la réaffirmation de la propriété de la République sur tous les gisements d’hydrocarbures :
Les gisements d’hydrocarbures existant sur le territoire national, quelle que soit leur nature, y inclus ceux qui se trouveraient sous le lit des eaux territoriales, sur la plate-forme continentale, dans la zone économique exclusive et à l’intérieur des frontières nationales, appartiennent à la République et sont des biens du domaine public, par conséquent inaliénables et imprescriptibles.
Le second aspect à souligner renvoie à un sujet qui a été extraordinairement polémique au Venezuela au cours des dernières années, à savoir la question de l’autonomie croissante qu’avait acquis Petroleos de Venezuela à l’égard de l’Etat, au point de fonctionner comme « un Etat dans l’Etat », comme une entreprise qui opérait plus dans la logique d’une transnationale énergétique, en fonction de ses intérêts corporatifs, que comme une entreprise publique de tous les Vénézuéliens. Le contrôle public sur l’entreprise s’est trouvé établi dans les termes suivants :
Il revient au ministère de l’Energie et des Mines la formulation, le contrôle et le suivi des politiques et la planification, réalisation et fiscalisation des activités en matière d’hydrocarbures, en ce inclus ce qui est relatif au développement, à la conservation, à l’exploitation et au contrôle desdites ressources ainsi que l’étude des marchés, l’analyse et la fixation des prix des hydrocarbures et de ses produits. En ce sens, le ministère de l’Energie et des Mines est l’organe national compétent pour tout ce qui est en relation avec l’administration des hydrocarbures et en conséquence il a la faculté d’inspecter les travaux et les activités inhérentes à ceux-ci, ainsi que de surveiller les opérations qui génèrent les impôts, taxes ou contributions établies par ce décret-loi, et de contrôler les comptabilités respectives.
En troisième lieu, il faut souligner la priorité attribuée par la loi à la formation du capital et aux capacités nationales dans le secteur des hydrocarbures :
L’exécutif national adoptera des mesures qui favorisent la formation de capital national pour stimuler la création et la consolidation d’entreprises opératrices, de services, de fabrication et de fourniture de biens d’origine nationale au profit des activités prévues dans ce décret-loi. En ce sens, l’Etat, les organismes et les entreprises auxquels se réfère ce décret-loi devront incorporer dans leurs processus contractuels, la participation d’entreprises à capital national dans des conditions telles que soit assuré l’usage optimum et effectif de biens, services, ressources humaines et capitaux d’origine vénézuélienne.
En quatrième lieu, les partenariats que l’entreprise pétrolière étatique peut établir pour la création d’entreprises mixtes, sont définis et limités :
Les activités primaires indiquées à l’article 9 seront réalisées par l’Etat, soit directement par l’Exécutif national soit par des entreprises de sa propriété exclusive. Il pourra aussi le faire par le biais d’entreprises où il aura le contrôle décisionnel, en maintenant une participation majoritaire de 50% du capital social, qui pour les effets de ce décret-loi se dénomment entreprises mixtes. Les entreprises qui se consacrent à la réalisation d’activités primaires seront les entreprises opératrices.
Enfin, et également à contre-courant du sens commun libéral actuel, la redevance est établie comme modalité fondamentale de la structure fiscale de l’industrie des hydrocarbures.
Des volumes d’hydrocarbures extraits de tout gisement, l’Etat a droit à une participation de 30% à titre de redevance [33].
Les lois approuvées dans le cadre de la Loi habilitante, et en particulier les lois sur la pêche, la terre et les hydrocarbures furent cataloguées par le patronat et par l’opposition politique comme une atteinte à la propriété privée, et en tirèrent argument pour confirmer le caractère étatiste ou communiste du projet politique gouvernemental [34]. Un lock-out patronal national se produisit le 10 décembre 2001 pour exiger la révision de ces lois. Les médias adoptèrent des positions de plus en plus extrêmes de dénonciation et de confrontation avec le gouvernement, assumant la part fondamentale de l’opposition à celui-ci.
Les deux plus grands moments de confrontation, qui menacèrent directement la continuité du gouvernement, furent le coup d’Etat du 11 avril 2002 et l’arrêt, principalement patronal et pétrolier, qui visait également le départ du Président. L’échec politique de ces deux tentatives de renverser Chávez eut pour conséquence des changements profonds dans les conditions politiques du pays. L’appui populaire au gouvernement se consolida, mais surtout se mobilisa et s’organisa. La menace militaire se désarticula par le limogeage des officiers putschistes des Forces armées, et une transformation en profondeur de Petroleos de Venezuela fut réalisée par le licenciement de la majeure partie des employés qui avaient participé à l’arrêt de travail putschiste.
Au cours de l’année 2003, le gouvernement, après une phase défensive pour survivre et réactiver l’industrie pétrolière, base de l’économie nationale, acquit plus de confiance et se mit à impulser des politiques de type offensif orientées à la consolidation de sa base politique et sociale, des politiques publiques concrètes, tangibles, en capacité de toucher la majorité de la population et d’influer sur ses conditions de vie.
4. Politique sociale : équité, inclusion et participation
Au-delà des multiples limites qu’on peut attribuer à l’improvisation, aux restrictions budgétaires et à de sévères fautes dans la capacité de gestion des politiques publiques et la coordination entre les différents niveaux de gouvernement, il a existé plus de cohérence conceptuelle et doctrinale sur le terrain des politiques sociales que sur le terrain productif. A partir de la garantie constitutionnelle des droits économiques, sociaux et culturels, tous les documents traitant de la politique sociale rejetaient les politiques focalisées sur les groupes les plus vulnérables, préconisant au contraire la nécessité de politiques sociales universelles tendant à l’équité sociale et au dépassement des inégalités politiques et des exclusions culturelles [35]. Cette politique était définie comme fondée sur la participation [36], en tant que voie d’inclusion sociale et de construction de citoyenneté [37].
Le premier grand programme social du gouvernement de Chavez était le Plan Bolivar 2000 (1999-2001), programme civico-militaire d’urgence de réparation des infrastructures des quartiers, des écoles, des cliniques et des hôpitaux, de soins médicaux, de réparation et de construction de logements, ainsi que de distribution de nourriture dans des zones reculées du pays. Bien que ce programme eut un impact social et politique significatif dans les secteurs populaires vers lesquels il était dirigé, il connut des problèmes sérieux et des limites, générant à ce sujet de grandes controverses, du fait de son improvisation, de son manque d’institutionnalisation et de transparence, ainsi que d’accusations de corruption [38].
Lors des premières années de gouvernement, les dépenses publiques comme les dépenses sociales augmentèrent beaucoup. Les dépenses publiques passèrent de 22,7% du produit intérieur brut en 1998 à 27,8% en 2001. Les dépenses sociales en pourcentage des dépenses publiques augmentèrent de 8,4% en 1998 à 11,3% en 2001. La quasi-totalité de cette hausse était destinée à la sécurité sociale et à l’éducation [39], secteurs qui avaient été clairement considérés comme prioritaires. La Loi organique du système de sécurité sociale [40], à la différence du modèle dominant dans le reste de l’Amérique latine, est de couverture universelle, avec un financement non pas individuel mais collectif et ses ressources sont gérées par l’Etat. La participation de secteur privé est limitée à des institutions qui fonctionnent « sans but lucratif » [41].
Une hausse significative et durable du nombre d’inscriptions scolaires à tous les niveaux se produisit dans le domaine éducatif [42], en même temps que fut mis en place le programme des Ecoles bolivariennes, dans le cadre duquel les élèves de primaire reçoivent une éducation sur une journée scolaire complète, avec repas et service médical. Dans les autres domaines de politique sociale, à l’exception des services d’eau potable et d’assainissement fournis par les entreprises hydrologiques régionales rattachées à HIDROVEN, il y eut peu d’avancées systématiques et accumulées dans les premières années de gouvernement [43].
Comme indiqué ci-dessus, à partir des défaites de l’opposition dans ses tentatives de renverser le gouvernement, et du processus de récupération de la production pétrolière, le gouvernement a menél’offensive avec un corps de politiques publiques qui en cas de succès constitueraient des pas décisifs dans la construction d’une société plus démocratique, participative et équitable. Sous l’effet à la fois de la conscience du changement des temps politiques et de la nécessité urgente de transformer la rhétorique du changement et de l’inclusion en réalité, une large gamme de programmes publics qui visent à répondre de manière intégraleet à court terme aux exigences d’amélioration des conditions de vie de la majorité de la population pauvre du pays, ont été lancés simultanément. Etant donné que ces politiques ont étéinitiées très récemment(au cours du 2e semestre 2003), ce qui suit n’est qu’une ébauche schématique de quelques-uns de ses principaux programmes et domaines d’incidence.
Sur le terrain productif
a. Programmes d’appui aux petits producteurs et aux organisations coopératives et programmes de micro-crédits, en particulier El Banco de la Mujer, destinée à former et à procurer un appui technique et financier à des femmes des secteurs sociaux les plus délaissés du pays. Des « unités économiques associatives » composées de cinq à neuf femmes sont promues pour la réalisation de l’activité économique à soutenir [44].
b. Le Plan Zamora est destiné à attribuer des terres à des paysans et à mettre en oeuvre les « Fondos Zamoranos » qui incluent « terre, organisation, assistance technique et formation, commercialisation, infrastructure, services et financement » [45] . Bien que la majorité des terres distribuées aux paysans soit la propriété de l’Etat, une forte opposition à ces programmes persiste, de la part des grands propriétaires terriens, et plusieurs dirigeants paysans ont été assassinés [46].
c. Les programmes d’appui financier à la petite et moyenne industrie, comme le programme d’achats publics Medidas temporales para la promoción y desarrollo de la pequeña y mediana industria y cooperativas, productoras de bienes y prestadoras de servicios, que estén ubicadas en el país. (Mesures temporaires pour la promotion et le développement de la petite et moyenne industrie et les coopératives productrices de biens et prestations de services installées dans le pays) [47].
d. Ces programmes et d’autres se situent dans le cadre de ce qui a été dénommé l’économie sociale, l’aire de proposition politique de changement et de construction d’un ordre social avec des composantes plus utopiques ou radicalement alternatives à l’ordre existant [48].
Secteur de la participation et du contrôle social de la gestion publique
a. La Loi des Conseils locaux de planification publique [49] est basée sur l’Article 62 de la Constitution qui établit que « la participation du peuple dans la formation, l’exécution et le contrôle de la gestion des affaires publiques est un moyen nécessaire pour atteindre le processus qui garantisse un complet développement, tant individuel que collectif. C’est une obligation de l’Etat et un devoir de la société de faciliter l’émergence des conditions les plus favorables pour sa pratique ».
La loi fixe la participation du peuple dans la formulation, l’exécution et le contrôle de la gestion publique, étant conçue comme partie d’un système national de planification participative qui intègre les niveaux nationaux, étatiques, municipaux, paroissiaux et communaux. « Les Conseils communaux se définissent comme les centres principaux de participation protagoniste du peuple dans la formulation l’exécution, le contrôle et l’évaluation des politiques publiques, dans lesquels se viabilisent les idées et propositions pour que la Communauté organisée les présentent devant le Conseil local de planification publique » [50].
b. Les Tables techniques de l’eau et les Conseils communautaires de l’eau sont des instruments organisationnels par lesquels les entreprises hydrologiques (publiques) du pays, par l’intermédiaire de ses Gestiones Comunitarias, stimulent les processus organisationnels dans les communautés avec le but de les convertir en entreprises pleinement publiques qui seront contrôlées et supervisées par ses propriétaires, les communautés qu’elles desservent [51].
c. Les Comités de terres urbaines sont les modalités d’organisation qui ont été promues pour la participation des communautés dans la réglementation de la détention de la terre dans les zones populaires urbaines [52].
Dans le domaine éducatif
Outre l’augmentation des inscriptions à tous les niveaux et les Ecoles bolivariennes signalées précédemment, au cours de l’année 2003, les programmes ou missions suivantes ont été lancés :
a. La Mission Robinson est un « plan massif extraordinaire » civico-militaire dont l’objectif est d’alphabétiser un million de personnes avec le concours de 100.000 volontaires [53]. Dans la phase II de la Mission il est prévu de poursuivre avec les personnes récemment alphabétisées jusqu’au 6e niveau (fin du primaire).
b. La Mission Sucre, qui se propose l’incorporation massive à des niveaux d’études supérieurs d’étudiants qui avaient achevé leurs études secondaires mais qui n’avaient pu rentrer à l’université, en donnant la priorité aux étudiants des secteurs des classes moyennes inférieures et pauvres.
c. La Mission Rivas a pour objectif d’identifier les citoyens de tous âges qui ont terminé leurs études primaires sans pouvoir entreprendre des études secondaires.
d. L’Université bolivarienne est conçue comme une institution universitaire nationale, avec une large couverture territoriale et des politiques d’admission destinées à renverser la forte tendance à l’exclusion sociale qui caractérisait le système d’éducation universitaire des dernière décades au Venezuela.
Dans le secteur de la santé
En dépit des avancées conceptuelles de la politique de santé, autant les limitations budgétaires que le fractionnement institutionnel - expression entre autres des tensions existant entre l’exécutif d’une part, les gouvernements étatiques [54] et municipalités de l’opposition d’autre part-la santé est un secteur dans lequel l’écart a été net entre les politiques annoncées et ses résultats [55].
Au cours de l’année 2003 a été lancé un nouveau programme de santé, la Mission Barrio Adentro (A l’intérieur du Quartier), composée principalement de médecins cubains, destinée à fournir soins médicaux et médicaments gratuits, 24h sur 24, et visites à domicile dans les régions les plus nécessiteuses du pays. De source officielle, durant sa première étape le programme « dispense un service médical intégral à plus de 1.400.000 personnes » [56].
Au-delà de leur impact initial évident, il n’est pas possible de réaliser une évaluation de la réussite à moyen et long terme de ces politiques publiques, ni de déterminer si elles auront la capacité de se pérenniser, sur la base d’une continuité budgétaire et d’une plus grande institutionnalisation de leurs modalités de gestion afin de dépasser l’improvisation et d’assurer de meilleurs niveaux de transparence. Ce qui peut néanmoins être affirmé, c’est qu’elles ont ouvert un nouvel horizon de politiques publiques qui, dans ces domaines, représente une tentative d’être cohérent avec les contenus du projet de pays représenté par le texte constitutionnel en tant que modèle social contre-hégémonique.
5. Principaux défis en instance
Partant de la caractérisation formulée dans ce texte, il est possible d’identifier quelques problèmes et défis à caractère général auxquels il est nécessaire de répondre afin de consolider les changements amorcés.
En premier lieu, sur le terrain productif et le modèle de développement, il y a quelques domaines dans lesquels il semble y avoir une plus grande clarté dans les objectifs et plus de cohérence dans les politiques engagées. Il s’agit de l’industrie pétrolière et autres industries essentielles, des nécessités d’investissement public dans les secteurs prioritaires de production et d’infrastructure [57] et du large spectre de la moyenne et petite production, des coopératives et les diverses modalités de l’économie sociale. Dans chacun de ces domaines l’Etat s’appuie sur des moyens financiers et des instruments juridiques pour définir les orientations fondamentales. Les résultats des secteurs de l’économie privée patronale sont plus problématiques. La Constitution de 1999 assume une économie capitaliste avec un poids prépondérant du secteur privé. Du fait des fortes tensions politiques existantes entre le gouvernement et la majorité du patronat, le « climat de confiance » requis pour réactiver l’investissement privé, le retour de la croissance et la création d’emplois, n’a pas été atteint. Le gouvernement a impulsé des programmes de substitution aux importations, de protection de l’industrie nationale et de développement de cette dernière grâce à des programmes systématiques d’achats gouvernementaux avec des réactions peu favorables du côté du secteur patronal [58]. Il s’agit d’obstacles structurels qui vont bien au-delà de facteurs politiques conjoncturels. Quelles pourraient être les caractéristiques d’un modèle de développement capitaliste plus endogène, plus équitable et démocratique, en capacité de générer de l’emploi de qualité et soutenable écologiquement en l’absence d’un patronat national, d’une bourgeoisie nationale ? Est-ce une possibilité réaliste dans les conditions actuelles d’une économie largement globalisée ? Quel rôle peut jouer ici ce qu’on appelle l’économie sociale ? Le revenu pétrolier entre les mains de l’Etat a permis d’une certaine manière de reporter ce débat urgent mais le risque principal de ne pas réussir les investissements productifs dans d’autres secteurs de l’économie serait la réaffirmation à long terme du caractère monoproducteur et rentier de l’économie vénézuélienne, avec ses lourds coûts environnementaux.
Une condition indispensable pour le succès du processus de changement est la transformation de l’Etat et le renforcement de sa capacité de régulation et de gestion. L’Etat vénézuélien, malgré les tentatives successives de réforme, et parfois en conséquence de celles-ci, a souffert d’un processus prolongé de détérioration institutionnelle depuis des lustres. Dans certains secteurs il s’est approfondi avec l’actuel gouvernement du fait de la résistance aux nouvelles orientations de la politique publique des employés publics organisés en syndicats politiquement d’opposition. Le style très personnel de prise de décisions et d’attribution de ressources, qui échappe fréquemment aux structures et procédures administratives formelles, ne contribue pas à l’institutionnalisation de la capacité de gestion publique.
Il faut associer à cela les relations entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux et municipaux. Etre conséquent avec l’élargissement et l’approfondissement de la démocratie, avec le progrès de la participation dans tous les domaines de la vie collective, et avec le contrôle ou processus de contrôle social de la gestion publique, nécessiterait de plus importants niveaux de décentralisation de celui-ci. Cependant, étant donné les relations tendues existant entre le gouvernement central et les gouverneurs et maires de l’opposition, il y a eu des chocs permanents qui se sont transformés en obstacles graves et répétés dans la gestion coordonnée des politiques publiques. Le cas le plus remarquable en ce sens a été l’expérience négative dans les politiques de santé.
Un autre sujet problématique est celui de la corruption, phénomène qui en général est considéré comme étendu, mais dont les dimensions sont difficiles à estimer. Les raisons pour lesquelles il y a corruption aujourd’hui dans l’administration publique sont nombreuses. Il suffit de voir dans les dernières périodes, avec la « naturalisaton » ou l’institutionnalisation de la corruption publique, avec l’improvisation dans laquelle ont été impulsés divers programmes, la faiblesse dans la construction de la capacité institutionnelle de l’Etat - qui complique le suivi de l’exécution budgétaire - ainsi qu’avec la méfiance du gouvernement en relation aux accusations de corruption, considérées dans la majeure partie des cas comme de la propagande oppositionnelle. L’absence d’un pouvoir de contrôle suffisamment autonome est notoire ainsi que la faiblesse et la légitimité limitée du pouvoir judiciaire. Il est probable que joue aussi le calcul politique à court terme qui conduit à chercher à conserver des appuis, ou pour le moins à éviter des ruptures publiques avec des fonctionnaires dont les pratiques illicites ont été découvertes. Bien que le thème de la corruption ait été dans le discours électoral de Chávez l’axe de délimitation fondamentale entre l’ancien Venezuela de la Quatrième République
Quatrième République
Cuarta
Est appelée IVe République au Venezuela le régime de démocratie représentative de 1958 à 1999, dominé par deux partis, qui a précédé l’arrivée de Chavez au pouvoir (février 1999) et l’adoption d’une nouvelle constitution (décembre 1999) donnant naissance à la Ve République.
et le nouveau Venezuela qu’il fallait construire, le combat contre la corruption est passé au second plan dans les priorités gouvernementales et il n’y pas eu de développements politiques, de normes ni d’actions systématiques destinées à l’éradiquer. La légitimité du gouvernement dépend dans une bonne mesure de la formulation de politiques publiques effectives destinées à la réduction de la corruption.
En dernier lieu, le projet de changement a besoin de processus d’institutionnalisation organisationnelle, tant sociales que politiques. En l’absence d’instances collectives de débat, de confrontations d’idées et d’élaboration de politiques, c’est le leadership unipersonnel qui se renforce. Il semble que nous soyons entrés dans un cercle vicieux dans lequel, pour éviter des confrontations internes et de possibles divisions, plutôt que de générer des mécanismes de traitement institutionnel et démocratique des différences, se réaffirme le leadership unipersonnel du président. L’absence de médiations organisées entre le leader et les secteurs populaires, revendiquées par beaucoup comme une vertu, constitue une importante source de vulnérabilité de tout le processus.
6. Commentaire final
Par manque d’espace et de temps, nombreux sont les thèmes importants qui n’ont pas été abordés dans ce texte. Il est néanmoins nécessaire de conclure par de brèves références à deux d’entre eux dont l’absence est notoire. Le premier se réfère aux conséquences d’avoir opté pour une politique internationale autonome et ses implications sur les difficiles relations qui se sont poursuivies avec le gouvernement des Etats-Unis, ainsi que sur les formes dans lesquelles s’articule le projet politique et de développement national avec les positions adoptées par le gouvernement dans les négociations commerciales internationales. Après une première phase marquée par le peu de correspondance entre les orientations géopolitiques de caractère général énoncées par le Président dans les forums internationaux et les positions prises par les représentants du Venezuela dans les différentes négociations internationales, au cours l’année 2003, des niveaux croissants tant de cohérence que de capacité de proposition et de négociation ont été atteints [59].
Le second se réfère à ce qui constitue assurément le changement le plus important qui s’est produit au Venezuela au cours des cinq dernières années : les transformations dans la culture politique et les processus d’inclusion, l’incorporation comme sujets de l’action politique et organisatrice des majorités pauvres du pays qui se trouvaient non seulement historiquement, mais dans les temps récents, exclus en plus grand nombre. Cela a constitué la plus importante conquête en direction d’une société plus démocratique. La signification de ces transformations s’est exprimée avec force dans la réponse des secteurs populaires au coup d’Etat que les partis d’opposition, les organisations patronales, les médias, la hiérarchie ecclésiastique et quelques militaires de haut rang réalisèrent le 11 avril 2002.