Néanmoins, tu étais récemment au Venezuela et tu as toi-même été témoin du fait que, lorsque l’opposition, en particulier ses fractions plus ou moins social-démocrates, s’implante dans certains quartiers populaires, il arrive que les collectifs armés chavistes – qui sont des forces d’intimidation et d’intervention paramilitaire au même titre que les paramilitaires colombiens – lui interdisent toute expression publique. Par ailleurs, il existe aussi des quartiers populaires où Maduro et les hauts responsables chavistes ne peuvent plus mettre les pieds, au risque de se faire lyncher. C’est donc un panorama un peu plus complexe, non ?
Je crois qu’il serait nécessaire de faire une étude quasi ethnographique de ces fameux « collectifs », qui ont des pratiques et des trajectoires assez variées, même s’il est évidemment assez difficile d’étudier des groupes armés qui évoluent entre la légalité et l’illégalité. Au-delà des fantasmes qui circulent à leur sujet, il est clair qu’ils contrôlent nombre de quartiers populaires, entre autres au niveau de la distribution d’aliments – que celle-ci passe par les comités gouvernementaux ad hoc, les CLAP
CLAP
Comités locaux d’approvisionnement et de production, Comités Locales de Abastecimiento y Producción, CLAP
(Comités locaux d’Approvisionnement et de Production), ou par le marché.
Mais même dans ces quartiers, le niveau de mécontentement est très élevé, et les collectifs ne peuvent pas simplement y éliminer l’opposition. D’où divers niveaux et formes de « négociation » du degré de tolérance envers l’expression publique du dissensus. Je peux citer le cas d’un important dirigeant des jeunesses d’un parti d’opposition qui participe aux réunions du conseil communal – une entité participative locale organisée par le gouvernement –, où sa présence est tolérée, alors même que les collectifs ont imposé des limites à son prosélytisme politique au niveau du quartier. Les formes d’organisation du chavisme populaire, les continuités avec des pratiques clientélaires antérieures telles que celles d’Action démocratique et les espaces d’intervention politique dans les quartiers populaires mériteraient d’être mieux étudiés.
La MUD tend à négliger ces questions du fait de son inclination pour la « politique politicienne » et, souvent, de son mépris pour les secteurs populaires ; le chavisme a justement construit bonne part de sa légitimité sur la « reconnaissance » de ce « sous-sol de la patrie ». Cela dit, l’opposition engrange désormais des victoires significatives dans des zones populaires : en 2015, par exemple, la MUD a conquis le quartier mythique du 23 janvier à Caracas, où Chavez votait et où reposent ses restes.
Même à supposer que ce que le sociologue Fabrice Andreani appelle les « cinquante nuances de fraude », à savoir un cocktail de manipulations et d’irrégularités qui n’équivaut pas à un vol pur et simple de l’élection – sauf sans doute dans l’État de Bolívar –, n’ont pas substantiellement altéré les résultats favorables au pouvoir en place, il reste totalement inexplicable que, juste après que le chavisme ait revendiqué 8,3 millions de voix aux élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC) fin juillet, il n’en obtienne plus que 5,7 millions. Même si on prend en compte le fait que la population du district central de la capitale ne votait pas cette fois, cela fait près de deux millions de voix « évaporées » en moins de trois mois. L’élection de l’ANC a été largement considérée comme illégale et frauduleuse tant dans les modalités de sa convocation que dans son résultat, non seulement par la MUD, mais par tous les secteurs chavistes critiques. Parallèlement aux tours de prestidigitation vertigineux auquel est constamment soumis le calendrier électoral (le pouvoir repoussant indéfiniment ou au contraire convoquant prématurément les scrutins dans l’arbitraire le plus total), la nouvelle Assemblée constituante est une pièce maîtresse du dispositif visant à délégitimer et neutraliser la majorité législative oppositionnelle au parlement et à se perpétuer au pouvoir. N’est-ce pas là un fait systémique qui complique singulièrement n’importe quel panorama électoral ? Ce d’autant plus que se mettent déjà en place toute une série de mesures pour délégitimer les gouverneurs d’opposition, les déposséder de tout moyen d’action, voire les invalider sous divers prétextes.
Il est clair qu’il n’y a pas grand monde pour croire au chiffre de 8 millions de voix au scrutin de l’Assemblée constituante. Mais il ne semble pas non plus plausible que 7 millions d’électeurs aient participé au référendum non autorisé organisé informellement par l’opposition le 17 juillet.
Le fait est que l’opposition avait besoin de 7 millions voix pour « révoquer » symboliquement Maduro (la possibilité de convoquer un référendum révocatoire
Référendum révocatoire
La Constitution de 1999 (art. 72 CRBV) a introduit le mécanisme de référendum révocatoire. Selon une procédure précise, les citoyens peuvent convoquer un référendum révocatoire contre tout élu arrivé à la moitié de son mandat . Un tel référendum a eu lieu contre le Président Chavez en 2004. Il l’a emporté. Celui que voulait organisé l’opposition en 2016 a été annulé pour de supposées fraudes lors de la phase de collecte de signatures.
est prévue par la Constitution, mais le Conseil national électoral
Conseil national électoral
Consejo Nacional Electoral
CNE
Le Conseil national électoral est un pouvoir public autonome. C’est l’institution chargée de garantir et superviser le déroulement de tous les processus électoraux.
n’a cessé d’inventer divers prétextes pour empêcher son organisation depuis des mois). Et le gouvernement avait dès lors besoin de plus de 7 millions de voix pour l’emporter symboliquement sur l’opposition. Les deux camps ont donc « obtenu » le résultat qu’ils désiraient. Reste que l’ANC a été instituée en tant que pouvoir de facto, totalement étranger aux dispositions de la Constitution promue par Chavez en 1999, et que ses 545 membres agissent en conséquence. Les décisions y sont prises par acclamation et, plus que rédiger une nouvelle Constitution (tâche pour laquelle elle s’est donné un généreux délai « d’au moins deux ans »), elle cherche surtout à « blinder » le gouvernement. Etant définie comme « souveraine », elle peut agir sans aucune contrainte constitutionnelle. Par exemple, le gouvernement veut maintenant obliger les gouverneurs nouvellement élus à prêter serment devant l’ANC. Celle-ci n’étant pas reconnue par l’opposition, on saisit le dilemme des cinq gouverneurs de la MUD : soit ils prêtent serment et légitiment cette institution, soit ils s’y refusent et risquent alors d’être destitués.
Mais outre ces chausse-trappes institutionnelles, il existe des formes patentes de « biocontrôle » de la société, pour reprendre la formule de l’économiste marxiste vénézuélien Manuel Sutherland, qui écrit que « cette forme de contrôle du métabolisme social s’avère particulièrement intense dans les régions où l’Etat est la seule source d’emploi et de revenu et où le secteur privé est pratiquement absent ». Le « carnet de la Patrie », un document de création récente dont la présentation est obligatoire pour recevoir différents types d’aide sociale, fonctionne de fait comme une des formes de ce contrôle social.
Il y a un paradoxe, c’est que l’opposition a obtenu de bien meilleurs résultats qu’aux précédentes régionales, en 2012 [2], mais que les chiffres contrarient néanmoins fortement ses attentes. Faut-il y voir la conséquence de la différence de types de scrutin et de choix électoral ?
De fait, il s’agissait d’élire des gouverneurs, pas d’un plébiscite sur Maduro, comme on a parfois essayé de le présenter. Dans les trois États gouvernés hier par l’opposition, le chavisme a gagné, alors que la MUD a gagné dans cinq États qui, eux, étaient gouvernés par le chavisme. On ne peut pas négliger ces dynamiques politiques locales, la qualité de la gestion des sortants, et la popularité ou l’impopularité de tel ou tel acteur régional.
On voit émerger quelques nouvelles figures du chavisme, comme le relativement jeune Héctor Rodríguez – sans doute moins entaché par l’usure du pouvoir et la corruption massive de ses aînés –, vainqueur inattendu dans un Etat stratégique comme le Miranda. Je ne sais pas si les sondeurs ont bien fait leur travail. Le rejet de Maduro est fort, mais il ne s’est visiblement pas retraduit mécaniquement dans ce scrutin. Or, nombre des allégations génériques de fraude sont basées sur cet écart entre les résultats de dimanche et l’impopularité de Maduro.
Ces résultats semblent valider la thèse de l’aile extrémiste de l’opposition selon laquelle il ne vaut pas la peine de participer aux élections. Qu’en est-il d’Henrique Capriles, qui est affaibli par la perte de l’Etat de Miranda et dont la ligne plus conciliatrice semble avoir échoué ? Crois-tu en un scénario de radicalisation accrue ?
Il y a là un deuxième paradoxe : les résultats pourraient en effet paraître valider ce scénario, mais le secteur de l’opposition qui a le plus prospéré est le vieux parti Action démocratique (qui a obtenu quatre gouverneurs d’opposition sur cinq). Capriles est affaibli, mais plutôt par la défaite de son parti dans l’Etat de Miranda que parce qu’il ne serait pas suffisamment radical. Le parti de Leopoldo López, effectivement plus radical – et actuellement en résidence surveillée –, s’est lui aussi affaibli électoralement, et la personnalité considérée comme la plus extrémiste de l’opposition, María Corina Machado, est complètement minoritaire. Il est possible que les élections « ne servent à rien », mais la rue sert apparemment encore moins, vu que le chavisme finit toujours par gagner sur ce terrain – hier par le nombre, aujourd’hui surtout par la répression et par la construction d’une image de l’opposition comme force déstabilisatrice qui « sème le chaos ».
Une polarisation dure ne fait que profiter au gouvernement. Le mélange de manifestations de rue – qui, du fait de l’action des groupes les plus radicaux, se transforment de marches pacifiques en guarimbas –, d’exigence de sanctions internationales et du rôle néfaste joué à la tête de l’OEA
Organisation des Etats américains
OEA
L’Organisation des Etats américains (OEA) a été créée le 30 avril 1948 par la charte de Bogotá. Ses buts : parvenir à un « ordre de paix et de justice, maintenir la solidarité entre ses membres, renforcer leur collaboration et défendre leur souveraineté, leur intégrité territoriale et leur indépendance »...
par Luis Almagro
Luis Almagro
– qui s’est fait le porte-voix de l’opposition la plus dure –, finit par resserrer les rangs du gouvernement, qui s’installe dès lors dans une position plus confortable de « résistance à l’Empire ».
Ce que semble comprendre AD, qui a depuis les années 1940 beaucoup plus d’expérience politique, outre ses origines nettement populaires, c’est qu’il faut mener une lutte politique plus patiente, avec plus de souplesse pour réagir aux scénarios changeants qu’impose chaque jour le chavisme pour « feinter » l’opposition. Le Venezuela est un Etat autoritaire, mais pas une dictature consolidée – même si ce que tu soulignais à propos de l’ANC et du calendrier électoral peut faire penser qu’il s’agit encore là d’une dichotomie trop simpliste. Mais malgré les handicaps institutionnalisés et les asymétries de pouvoir, il reste des espaces qui peuvent être utilisés par l’opposition. Nous sommes peut-être en train d’assister de ce côté-là à des changements majeurs qu’il nous faudra suivre en détail.