Analyser et évaluer la mise en place d’un Etat communal au Venezuela n’est certainement pas une tâche aisée. Tout tentative dans ce sens est conditionnée par une permanente polémique politique, idéologique et même académique qui complique l’accès à une information fiable - souvent dispersée et biaisée – et permet de douter des interprétations diffusées dans et hors du pays. Cette réalité s’ajoute à la complexité à bien cerner les innovations participatives, en termes conceptuels et méthodologiques.
Dans cet article, je donne une interprétation du rôle joué par les communes et conseils communaux dans le projet politique dirigé par Hugo Chávez. J’expliquerai en premier lieu que l’Etat communal, organisé en communes, est un projet qu’il a promu à partir de son second mandat pour remplacer la démocratie représentative et participative inscrite dans la Constitution (1999). Ce nouvel Etat, sans institutions de démocratie représentative – j’argumenterai en ce sens – a souffert dés le départ d’un problème de légitimité.
En second et troisième lieu, je passerai en revue la conception socialiste des documents et pratiques qui ont façonné les conseils communaux et les communes, où s’impose une dynamique de haut en bas, qui a réduit et soumis à une force politique le pluralisme communautaire qui était le propre des organisations impulsées lors du premier mandat de Chávez. Cette dynamique a limité leur potentiel d’autonomie et favorisé la cooptation.
En guise de conclusion, je soutiendrai que les conseils communaux et les communes, s’ils faisaient partie d’un répertoire d’innovations participatives dans un contexte démocratique qui les distingueraient des partis politiques et de l’Etat, pourraient devenir des espaces pour l’égalité, la coresponsabilité, la solidarité et le développement d’alternatives productives de travail collectif. Et pourraient favoriser la citoyenneté, l’autonomie sociale et d’autres attributs que la littérature spécialisée associe à l’exercice de la participation directe sans médiation politique. Toutefois, dans les circonstances actuelles, ces structures doivent affronter des obstacles infranchissables et tendent même à se désintégrer ou à devenir de simples courroies de distribution de biens qu’octroie le gouvernement en échange d’une loyauté politique.
Oui, les moyens importent
Au cours du premier mandat de Hugo Chávez (1999-2007), la promotion d’initiatives participatives reflétait dans leur majorité une idée de la participation citoyenne et communautaire se nourrissant de conceptions libérales, chrétiennes et socialistes démocratiques. Par contre, la commune est une nouveauté créée pour renforcer de manière explicite ce que le gouvernement appelle le poder popular (« pouvoir populaire »), un concept pensé depuis une idée du socialisme à la cubaine. L’expression « pouvoir populaire » n’existe pas dans le texte de la constitution de 1999, ni dans les « Lignes générales du développement économique et social de la Nation 2001-2007 », ni dans les textes, discours et lois qui élaborent la participation populaire durant le premier mandat de Chávez. Le concept du lexique constitutionnel est celui de soberanía popular (« souveraineté populaire »). Ils semblent être synonymes mais ce n’est pas le cas, car ce dernier fait référence dans les démocraties modernes au pouvoir du peuple, tant constituant que constitué. Tous les citoyens sont dépositaires de la souveraineté populaire et l’exercent principalement moyennant le vote. La souveraineté populaire implique autant la représentation que la participation directe et comprend les droits civils et politiques individuels.
Par contre, le pouvoir populaire est défini dans les premiers documents où il est mentionné à partir de 2006 comme un pouvoir constituant, distinct du constitué. Il s’agit d’un pouvoir qui se différencie de celui de l’Etat et émerge dans la société dans des espaces collectifs assembléaires. Son sujet politique est collectif, pas individuel. Dans la Loi des Conseils communaux de 2006 où il est mentionné pour la première fois, il est défini comme un pouvoir issu des assemblées de citoyens des communautés que seraient « l’instance de base pour l’exercice du pouvoir, la participation, et le protagonisme populaire » (article 4). Début 2007, dans son discours sur les cinq moteurs nécessaires pour avancer vers le socialisme, Chávez mentionna « l’explosion révolutionnaire du pouvoir communal », au travers duquel se formerait un pouvoir populaire au sein de l’Etat qui changerait sa nature et le rendrait socialiste. [1]
Avec le projet de réforme constitutionnelle de 2007, élaboré par Chávez et l’Assemblée nationale, contrôlée à l’époque par la coalition oficialista
Oficialista
Oficialismo
Oficialismo, le gouvernement. Oficialista, partisan du gouvernement.
, le tournant vers la création d’un pouvoir populaire distinct de la souveraineté populaire inscrite dans la Constitution est devenu clair. L’article 16 de cette réforme proposait la création du pouvoir populaire comme une nouvelle structure du pouvoir public, composée des « communautés » appelées « noyaux territoriaux de l’Etat socialiste » et qui « ne naît ni du vote ni d’une quelconque élection, mais de la condition de groupes humains organisés comme base de la population » (article 136). Le pouvoir populaire devient ainsi la base d’un pouvoir public avec la prétention d’être qualitativement différent des autres branches des pouvoirs publics [2].
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Tout le pouvoir au peuple … et à Chavez !
Frédéric Lévêque , 7 septembre 2007 -
Comme l’exige la Constitution, la réforme constitutionnelle fut soumise à un référendum populaire en décembre 2007 et fut rejetée. Cette défaite politique fut significative parce que la Constitution dit que, dans un tel cas, non seulement la réforme ne peut pas être mise en œuvre mais elle ne pourra pas non plus être soumise à un autre référendum au cours de la même période constitutionnelle (art. 345 CRBV). Toutefois, Chávez a continué à construire les bases de cette nouvelle structure de pouvoir. Il a obtenu le feu vert des autres pouvoirs publics grâce au contrôle qu’il exerçait sur eux. Par conséquent, le gouvernement s’est de plus en plus légitimé en se basant sur le charisme de Chávez plutôt que sur la loi, une légitimation renforcée par une généreuse distribution de ressources publiques provenant de la rente pétrolière. Même si des élections continuèrent à être organisées à profusion pendant que Chávez était au pouvoir, elles devinrent de plus en plus plébiscitaires et manipulées pour garantir des victoires et légitimer son projet. Cette légitimité qui place l’État de droit au second plan derrière le charisme et l’argent est au cœur du conflit politique dont souffre la société autour de ce projet. Et ceci explique en partie la dérive autoritaire qui s’est accélérée depuis lors.